Il devrait exister une unité de temps aux soins intensifs. Les jours, les semaines d’après… C’est parfois si vite, souvent tellement lent.
Tous les lendemains, c’était la tournée médicale. Tous les médecins intensivistes de garde, les fellow, les résidents, le pharmacien (pour les médicaments et l’alimentation par les veines), parfois les chirurgiens et l’infirmière qui est au chevet de l’enfant ce matin-là passent voir leurs patients. C’est lors de la tournée qu’on dresse le portrait du patient afin d’élaborer un plan pour les prochaines heures. C’est fait selon le même ordre rigoureux, chaque fois. On dresse d’abord le portrait de Lou : son âge, ce qui lui est arrivé, les raisons de son hébergement aux soins, ce qu’on a fait précédemment pour lui venir en aide et on expose les paramètres précis depuis la dernière tournée. Du délirium neurologique à la perfusion des membres et des orteils, rien n’est laissé au hasard. Le cœur, les poumons (quand les petits sont intubés, ils ont des radiographies des poumons chaque matin), la respiration, l’aspect gastro-intestinal, les selles (on pèse et on émet un hématest sur chacune d’elle), l’urée, la diurèse, l’analyse du bilan sanguin cueilli un peu plus tôt dans les voies ouvertes de Lou. Les résultats des bilans sanguins quotidiens représentent environ 14 indicateurs qui décrivent l’état de notre bébé. Avec 4 semaines de soins intensifs derrière la cravate, je suis en mesure de vous dire que froidement, on gère des paramètres et on ajuste en fonction des indices qui montent ou qui descendent. Des chiffres et des lettres qui nécessitent bien des années de scolarité pour être interprétés… ou des semaines accumulés aux soins intensifs pour être un peu compris. Plus on avançait, plus on se familiarisait avec les termes et on rêvait d’une CRP plus basse ou d’une HGB jusqu’au ciel. Au rythme de ce que les chiffres nous disaient, on ajustait. Quand Lou manquait de plaquettes ou de globules rouges, par exemple, on procédait à une transfusion. Et j’ai perdu le compte.
Dans notre histoire, les soins intensifs, c’étaient aussi des visites quotidiennes des différents départements que nécessitait son état. Outre les médecins, pédiatres, chirurgiens et inhalothérapeutes (pour son respirateur), on a reçu la visite des physiothérapeutes, des infectiologues, des radiologistes, des ergothérapeutes, de la plastie, des infirmières stomothérapeutes, des immunologues et des nutritionnistes. Encadrés, vous dites? Tous se sont penchés sur Lou et son combat. Lou accumulait des soins, alors qu’on collectionnait les recommandations. Les nombreuses visites de ces héros du domaine médical ont aussi fait en sorte que je ne me souviens pas d’avoir eu un moment seul avec Lou, en 4 semaines. Dans la chambre, on entrait sans arrêt, mais c’était sincèrement pour le mieux de notre garçon.
Il y avait aussi les infirmières et infirmiers au chevet de Lou, à tour de rôle. On s’est tissés d’amitié et de compassion avec la plupart d’entre eux. Les infirmières-comptines étaient nos préférées. Celui qui m’a promis de cajoler le front de Lou entre chacun de ses soins nocturnes s’est aussi taillé une place de choix dans mon cœur, ou un cœur dans mes choix. Parce que oui, on aurait tellement voulu choisir ses protecteurs quand on quittait pour la nuit. Si vous saviez comme c’était rassurant de voir ceux avec qui on s’entendait le mieux prendre place tout près du lit de Lou à 19h30. Promis qu’il y avait un lien entre les bonnes nuits de Lou et les bonnes mains des infirmières et infirmiers.
L’une des dévouées m’expliquait qu’ils étaient ardemment formés pour prendre soin des touts petits, mais des moins petits aussi. Ils apprennent à gérer les parents, les familles des patients et la grande inquiétude qui les accompagne. Donc en plus d’être suivis par une travailleuse sociale dès notre arrivée à l’unité, on pouvait compter sur des infirmières et infirmiers rassurant(e)s. On m’a aussi raconté que le CHU avait une entente avec l’hôpital voisin pour soigner les parents quand leurs tourments noircissent tout le reste. C’est précieux… et nécessaire. Les parents qui se trouvent au troisième étage, qui y restent ou qui en sortent ont besoin d’aide, je vous le confirme. Et que le CHU Sainte-Justine ait mis tout un système en place pour assurer cette lueur, c’est grand.
Aussi, il y avait les autres parents. Ceux qu’on permettait dans notre bulle par nos émotions fusionnées. Nos meilleurs, les parents d’un super-héro qui avaient commencé sa vie à Sainte-Justine et qui accumulait doucement les mois aux soins intensifs. Par coeur grandiose, ils nous partageaient leur expérience et leur truc aussi. Des trucs de survie entre parents terrifiés. Chaque fois qu’on les croisait, on se prenait les pieds dans un échange de nouvelles de bébés branchés. Une amitié qui s’est dessinée si rapidement et que je n’avais jamais connue d’aussi sincère. Je n’avais encore jamais rencontré des gens aussi forts. De véritables forces de la nature, je vous le jure. À ce jour, je ne crois pas qu’ils savent comme on leur doit une grande partie de notre réussite et surtout, comme on s’est attaché à leur famille de super-héros. Comme on aimerait leur offrir tout l’amour qu’on reçoit depuis notre sortie. Je ne sais pas s’ils me lisent. Mais j’aimerais tellement qu’ils sachent - je ne vous oublierai jamais. J’ai déjà parlé de vous à Lou et je le ferai toute ma vie. Merci d’être devenu le plus bel exemple de résilience, de résistance pour les Bilodeau-Ferron et pour tous ceux qui vous ont suivis à travers l’orage. Je vous en supplie, soyez et restez fiers. Vous avez toutes les raisons du monde de l’être. On vous aime sincèrement.
En une journée aux soins intensifs, il pouvait se passer une semaine en UTSI (Unité de Temps des Soins Intensifs, mon invention). Des décisions, des petits pas, des défis, des échecs, des chiffres à la hausse, d’autres à la dérive, de grandes discussions avec le personnel médical, des rires et des pleurs…
Oui, notre aventure aux soins intensifs a aussi été teintée de belles nouvelles, aussi petites soient-elles, où on se résignait à l’essentiel, à la base de tout. Assez rapidement, les médecins ont fait une échographie du cerveau de Lou pour vérifier si la bactérie s’était rendue jusqu’à ce précieux. Comme la nature est si bien faite, le corps de Lou a d’abord et avant tout protégé ses organes vitaux, comme son cœur & son cerveau. La méningite bactérienne a rapidement été tassée dans les nombreux diagnostics de notre bébé-champion. Merci la vie.
Au fil des jours, les organes touchés de Lou reprenaient leur fonction. Vous dire la fête autour de sa première selle qui nous indiquait que ses intestins se dégourdissaient. Se réjouir des petites choses de la vie, vraiment et sincèrement, pas pour un texte-tendance sur les réseaux sociaux, c’est là que je l’ai appris - On a compté chacune des gouttes qui s’échappait de sa sonde urinaire pour accumuler doucement les millilitres. On a souri chaque fois qu’un examen, une échographie, ou une prise de sang affichait un paramètre positif. On s’est égayés à tous les moments d’éveil de Lou, malgré ses nombreux narcotiques qui coulaient sans relâche dans ses toutes petites veines. On s’est ravis de chaque millimètre de tour de taille perdu, nous prouvant que le feu dans son ventre s’atténuait lentement.
On a même tenté l’extubation, tellement l’examen clinique de Lou faisait sourire. J’avais les yeux dans l’eau quand on m’a parlé d’enfin retirer l’imposant tube qui faisait respirer Lou. C’était, pour nous, un pas vers l’avant-incomparable. Le moniteur du respirateur artificiel qu’on avait appris à décoder montrait bien que notre bébé entamait chacune des respirations par lui même et que le ventilateur ne faisait que l’assister pour compléter son souffle. J’ai quitté la chambre pour laisser l’équipe procéder au retrait du tube. Je ne préférais pas voir, je ne voulais qu’entendre. Enfin entendre mon petit bébé pleurer! *
J’étais prête, lui aussi. À peine dix minutes plus tard, je le retrouvais avec sa petite voix rauque. Il était de la musique à mes oreilles. On pleurait ensemble. L’équipe ne nous avait pas quittés, surveillant les écrans tout autour de Lou. Avec raison, finalement. Même avec son masque à oxygène d’astronaute en guise d’assistance à ses poumons, c’était trop d’efforts pour notre battant. À peine deux heures plus tard, Lou entamait une détresse respiratoire. Les médecins parlaient déjà d’une réintubation. Je pleurais différemment. Je les suppliais d’attendre, je leur disais qu’il serait capable, qu’il n’avait besoin qu’un peu plus de temps. Mais on ne pouvait pas le laisser s’épuiser, pas avec son ventre tout gros et sa grande guerre à terminer, ni avec le regard qu’il m’a lancé à travers son masque. Je me suis résigné dès ses larmes dans les miennes.
Au fil de journées (lire : semaines en UTSI), les experts trouvaient que Lou ne prenait toujours pas le dessus, par les tentatives d’extubation échouées ou les épisodes de fièvre. Même s’il était de plus en plus éveillé malgré la sédation, même si son petit ventre désenflait millimètre par millimètre, même si ses organes se dérouillaient, certains chiffres leur prouvaient que tout n’était pas derrière lui. Quelques échographies de son mini corps plus tard, on se rendait compte que la bactérie trouvée dans le sang de Lou avait créé des petits abcès en périphérie du foie et de la rate. Des collections tout au long de ces deux organes qui empêchaient notre soldat de se relever totalement de sa grande bataille. J’ai vu les images, les nouvelles n’étaient pas bonnes. Des frissons jusqu’au bout de mes doigts quand j’ai aperçu les lignes fines d’infection collées à son intérieur. Et les mines basses des médecins.
Mais j’ai mieux compris quelques jours plus tard, lorsqu’on a reçu les résultats des tests plus précis. On nous a convoqués dans le petit cubicule des soins intensifs avec l’équipe de chirurgie et d’infectiologie. Il fallait établir un plan pour la nouvelle lutte de Lou. Tout pour freiner l’infection et la création de nouvelles tache sur les images des radiographies. Mais ce n’était pas simple pour un si petit combattant qui venait de mener le plus grand combat de sa courte vie. Notre famille médicale s’était déchirée en trois partis qui se renvoyaient la balle : d’un côté, on avait les chirurgiens qui ne voulaient en aucun cas intervenir. Le corps de Lou avait déjà trop subi, une troisième chirurgie pour aller retirer les collections serait trop invasive pour son intérieur inflammé. De l’autre, on avait les infectiologues qui avaient déjà changé les antibiotiques pour le «bulldozer» des médicaments. On avait aussi les intensivistes qui, eux, votaient dur comme fer pour une nouvelle chirurgie, parce qu’en périphérie, «ils avaient tout fait». C’est le médecin infectiologue qui a eu le courage de me dire les mots : «On est dans ce que l’on appelle une impasse médicale».
Ouf. Encore. Tonnerre, vents violents, chaises qui virevoltent. Une nouvelle tempête, mais cette fois, personne n’avait de solutions pour ramener le calme à la chambre, sur Lou et sur nous. Notre tout petit garçon, au cœur d’une scène de série télévisée où on se questionne à coups d’arguments médicaux pour lui faire voir demain. J’ai eu tellement mal. J’avais le vertige. On m’a tenu la main, c’était ma sœur. D’éprouvantes minutes de discussions sur l’état délicat de bébé, où s’est succédé une petite accalmie. On m’a dit : «Le médecin présentement de garde en angiographie serait prêt à essayer des ponctions aux abords du foie et de la rate.» Douce lumière. C’était le retour à la pluie. Juste la pluie. Je devais comprendre mieux avant de revoir le soleil. On m’a expliqué qu’une ponction, c’était moins invasif qu’une chirurgie où on ouvrait le corps de Lou à nouveau, mais tout aussi risqué. Comme ses organes étaient toujours en pleine éruption, il y avait un risque d’en accrocher un et d’en créer une hémorragie. Le médecin m’a expliqué qu’on insèrerait des petites seringues pourvues d’aiguilles tout près des abcès pour retirer le plus de liquide infectieux possible et cesser la croissance des collections. Il avait analysé les images, savait «quel chemin emprunter». Ce sont ses mots. L’équipe s’est retournée vers moi et malgré la tourmente, j’ai senti que j’avais tout le pouvoir du monde. La réponse se retrouvait dans les mots mentionnés plus tôt par l’infectiologue. On n’avait pas le choix d’essayer. Pour Lou.
Après l’approbation dans les verts foncés de ma sœur, j’ai fermé les yeux bien fort, une seconde : «À quelle heure on fait ça?».
Quelques heures plus tard, on descendait le grand lit à barreaux de Lou et son attirail où j’ai rencontré ce courageux médecin. J’avais autant de questions sur l’intervention qu’il a prit de temps pour me répondre. Lou avait passé la batterie de tests nécessaires pour mieux se préparer au pire. C’était l’heure pour lui de procéder. Il suffisait d’attendre quelques minutes dans la petite pièce vide, tout près de la salle d’opération. Il fallait d’abord procéder à la sédation de Lou (comme s’il n’en avait pas suffisamment dans le corps!) et réaliser l’intervention. Plusieurs minutes se sont écoulées, cédant mon esprit à son vertige. Je me suis retournée vers ma précieuse :
- «Flo, je ne sais pas pourquoi on fait ça.»
- «On fait quoi?»
- «La ponction. Ça ne sert à rien, à part mettre Lou sur le carreau pendant des jours.»
- «Marjo, ce n’est pas comme si on avait le choix. Juste d’affaiblir les collections, ça aidera peut-être. On peut juste attendre de voir comment ça s’est passé.»
Elle avait raison. C’était ça, le but aussi. De brasser les cailloux pour laisser l’antibiotique pénétrer les collections et détruire l’infection en coque. J’avais besoin qu’on me le rappelle. Comme tout le reste d'ailleurs. Par nos mémoires émoussées par l’inquiétude, nos familles ont été le bras droit de nos cerveaux.
En voyant les yeux du médecin après la chirurgie, c’était 2-0 pour Flo : il était calme et semblait satisfait. Le foie, la rate - intacts. Aucun accrochage, ce n’était inestimable. Après tant de jours à attendre leur remise en fonction, merci, merci pour la minutie. Il m’a dit : «Sachez que si jamais on avait besoin de retourner en angio, Lou serait capable. Il est capable d’en prendre.» C’était encourageant au goût amer, je dirais. Quelques heures plus tôt, on a pensé qu’il était la solution à notre tempête. Durant l’intervention, j’ai douté qu’un trou minuscule pour siphonner une longiligne infectieuse puisse être efficace. Et quelques heures plus tard, correspondant au diagnostic émis à la sortie, on comprenait que les résultats ne rencontraient pas les attentes des médecins. Encore. L’équipe avait réussi à retirer une quantité raisonnable de liquide infectieux, mais sans plus. Lou devrait faire le reste du travail pour éliminer les collections, à l’aide des antibiotiques déjà puissants.
Et j’avais eu raison. Ce sont deux jours post-chirurgie qui nous attendaient. Un petit bébé plus affaibli, trop chaud, avec le cœur qui battait aussi vite que le mien. Comme on avait joué dans la maladie, son indice infectieux a aussi grimpé dans les jours qui ont suivis.
Mais honnêtement, on s’encourageait grâce à notre entourage de rêve. On se disait qu’il fallait lui laisser du temps, qu’on n’aurait pas fait mieux dans une course de trois interventions chirurgicales en 2 semaines. Que la ligne d’arrivée serait pour bientôt et qu’on contemplerait le soleil à nouveau. Et surtout, que visiblement, on avait fabriqué un guerrier.
* Quand les enfants sont intubés, ils ne peuvent émettre aucun son. Le tube alimenté à une machine qui fait son chemin jusqu’aux poumons et qui leur permet de respirer passe entre les cordes vocales. Et tout le monde (lire ici belle Fanny, devenue médecin-chirurgien) se rappelle que les cordes vocales doivent se toucher pour créer une vibration et créer un son, ou dans mon cas, une musique.
Par Marjolaine Ferron