Lendemain matin post chirurgie d’urgence - on s’apprêtait à aller retrouver notre petit guerrier qu’on recevait un appel. Numéro masqué - mon cœur s’est froissé. On nous avait bien dit «qu’on nous appellerait uniquement s’il se passait quelque chose». Un homme, calme, visiblement habitué aux mauvaises nouvelles : «Maman de Lou? Vous vous êtes reposée? Nous avons malheureusement retrouvé des bactéries dans le sang de votre bébé. Nous aurions besoin de votre consentement urgent pour une transfusion. Acceptez-vous? Nous le ferons d’abord oralement au téléphone et dès votre arrivée, vous pourrez signer nos papiers».
Je ne savais plus où regarder, où penser. En se réveillant de notre courte nuit, on n’avait pas mis fin à notre cauchemar. Ça m’a encore frappé. Le nuage gris au-dessus de nos têtes. C’était lourd et insupportable. Incapable de pleurer, j’ai appelé ma mère : «Lou. Ça ne va pas. Des bactéries dans son sang». Mais trop essoufflée pour continuer. On est partis à toute vitesse vers notre bébé.
« Tiens bon, mon cœur ».
Ce matin-là, il n’y a pas eu de tournée médicale à la chambre de bébé. Tous les médecins, résidents, fellow, pharmaciens, spécialistes et quelques infirmières étaient dans sa chambre, tout le temps. C’était le retour de la ruche, mais cette fois autour d’un Lou qu’on ne reconnaissait plus. Tellement enflé par les liquides et médicaments qu’on lui administrait, il avait du mal à ouvrir les yeux. La nuit avait été difficile. Tachycardie, basse pression, fièvre, bactéries dénichées. (* ici plus loin, j’explique l’un des chiffres, qui nous a été donné. Afin de ne pas alourdir le texte, je vous l’offre juste un peu plus bas pour mieux illustrer). Il avait l’air d’un mini sumo, quasi KO. À voir l’équipe tourbillonner nerveusement dans la chambre 17 et parce qu’on sentait la gravité de la scène, j’ai dû demander au médecin, les yeux suppliants dans l’eau, le cœur arraché dans la terreur: «Est-ce qu’il va s’en sortir?» Et sa réponse, reçue comme une tonne de briques dans nos jambes déjà impuissantes : «Pour l’instant, son état est stable. On va tout faire, on travaille fort pour le sauver.»
Et là, le petit divan gris s’est mis à virevolter dans la chambre. Tellement fort qu’il volait jusqu’au plafond. Les stores frappaient les fenêtres sans relâche. Le poste de l’infirmière s’est renversé. Tout comme les médicaments de Lou, les seringues, les pansements, la zone stérile. La chaise s’est tordue, soumise à la force des rafales. Les 4 murs de la chambre sont tombés. Il ventait tellement fort. Au tout milieu de la tourmente, il ne restait que nous deux, notre tout petit garçon et une poignée de médecins. Mon amoureux m’a lancé un regard que je ne lui connaissais pas. La voix aussi fragile que son coeur, il m’a dit : «Ça ne va pas, je reviens». Dans ma tête, je lui criais de rester, je le suppliais de tenir. Mais aucun son.
Le petit nuage noir, c’était devenu la plus grosse tempête de notre vie.
C’était ça. Les chiffres qu’on ne comprenait pas la veille, le regard inquiet de son grand médecin, les yeux compatissants des anesthésistes. C’est ce que les résultats des prises de sang urgentes de Lou annonçaient, menaçaient. C’est pour ça aussi qu’un antibiotique avait été administré dès l’intervention d’urgence et que, quelques jours plus tard, on nous avait confié que le travail des chirurgiens avait débuté avant même que l'anesthésie soit complétée. Chaque minute comptait. Mon pauvre bébé.
Ce matin-là, l’impuissance. Je les regardais tourbillonner autour de Lou, les interventions se chevauchaient, les mains s’entremêlaient. Le nouveau sang coulait dans ses veines. Je suis allée près de lui, il «dormait». J’en ai profité pour tenter de retrouver mon air. J’ai quitté la chambre, longé les deux corridors qui me séparaient de la sortie de l’unité où là, j’ai retrouvé ma sœur et mon amoureux, amochés. Je me suis effondrée par terre, résignée à la force des pleurs. On était trois sur le plancher, sous le regard des autres parents les plus inquiets du monde. Une préposée nous a aidés à nous relever et nous a dirigés au salon des familles, notre maison pour les 4 semaines qui ont suivi.
J’ai demandé à une fierté d’enfance, belle Fanny devenue chirurgienne, de me prêter mains fortes ou mots forts pour résumer le diagnostic de Lou et mieux expliquer où on en était à ce moment-là. Grâce à ses explications, je peux mieux vulgariser ce que la peur a brouillé. Pour comprendre, revenons au tout début. L’opération initiale visait à détendre le pylore. Il s’agit d’un muscle qui se situe à la sortie de l'estomac et qui est contracté au repos. Il se relaxe lorsque l'estomac se remplit pour laisser les aliments avancer dans le tractus digestif. Certains bébés développent une hypertrophie du muscle qu'on appelle aussi une sténose du pylore. Pour aider à relaxer le sien, il fallait créer une incision de relâchement infiniment délicate, d’où l’importance de n’inciser que le muscle, sans traumatiser la muqueuse tout au-dessous. C’est elle qui assure l'étanchéité du pylore et qui empêche le contenu de l'estomac de s'écouler dans le ventre, littéralement. À la suite de la première opération sur son pylore hypertrophié, la muqueuse du pylore a été accrochée, sans savoir. Un trou microscopique que personne n'aurait pu voir à l'oeil nu, sans doute. C’était si minime qu’on ne s’en était pas aperçu avant la fin de l’intervention et c’est la raison pour laquelle on a pu nourrir Lou selon le protocole établi. Mais le lait qu’on lui a donné lors de sa réalimentation s’est écoulé dans tout son corps, offrant liberté aux bactéries agressives de l’estomac vers tout son abdomen. L'infection était si sévère localement que les bactéries ont envahi son sang.
Lou se battait maintenant contre une septicémie. Tous les organes de Lou se sont engourdis. Son petit coeur tentait de protéger les précieux vitaux en pompant plus fort, mais l'infection menaçait de remporter la bataille. Sa pression artérielle chutait et ses membres ne perfusaient plus. C’est ici qu’on parle d’un « violent choc septique », nommé ainsi par les spécialistes de l’histoire de Lou. Les statistiques sur le taux de survie des gens (et des minis) atteints sont épouvantables et connaissant la fin de l’histoire, c’est pour cette raison qu’on surnomme notre garçon «petit miracle».
À partir de ce matin impossible, je crois que ça a duré 4 jours. Les médecins l’appelaient «la période aiguë». Même si chaque moment passé aux soins intensifs est critique, on faisait référence à la période où la vie de Lou tenait qu’à un fil, où les docteurs étaient plus inquiets. Où je n’ai pratiquement rien mis dans mon organisme, alors que Lou accumulait les transfusions sanguines dans le sien. Où la tempête devenait un ouragan.
On est devenus notre propre monde. On était dans une bulle, où je n’avais ni la force ni l’envie de parler à d’autres personnes qu’à ma propre famille ou aux parents qu’on côtoyait chaque jour. La vague d’amour qui venait avec notre histoire racontée me rappelait juste qu’aucun mot ne pouvait apaiser le mal qu’on respirait. Rien ni personne. Les «j’espère que ce n’est rien de grave» qui venaient spontanément dans la réponse des gens si gentils et ignorants m’angoissait. Impossible. Je ne pouvais pas gérer l’inquiétude de l’entourage alors que la mienne me pesait au point où j’avais du mal à avancer. J’ai plutôt préféré les imaginer parler aux étoiles et souhaiter très fort.
Comme si on était toujours capables d’en prendre, on devait signer un troisième consentement lors de notre deuxième jour à l’unité. Cette fois, c’était pour l’installation d’une canule artérielle. Comme il avait maintenant des médicaments pour contrôler sa pression et le tenir, on nous disait qu’on avait besoin d’une lecture plus précise et pointue… Parce que deux seuls membres de la famille sont admis dans la chambre du patient à la fois, on avait laissé les meilleures mamies caresser le front de Lou pendant qu’on survivait au salon des familles. Un préposé nous a alors demandé à sa chambre, on voulait nous rencontrer pour la signature et l’exposition des risques. On a rencontré un médecin radiologiste dans le corridor. Derrière elle, je voyais déjà une équipe impressionnante s’activer autour du tout petit lit de Lou. «Je dois vous faire part des risques d’une installation de canule. On essaiera d’abord sur les bras de Lou. Parce que c’est si délicat, il se peut que ce ne soit pas possible et qu’on ait besoin d’essayer l’implantation de la canule dans ses jambes. C’est très rare, mais par la complexité que représente un tel geste sur un bébé, la perte d’un membre est un risque probable.»
J’étais essoufflée, à bout de ce marathon, plus capable d’entendre. J’ai entassé le peu d’énergie qui me restait : «Est-ce que c’est vraiment, vraiment nécessaire?», ce par quoi elle m’a répondu : «Ses signes vitaux sont trop instables, on doit lire sa pression en temps réel. Si ce n’était pas nécessaire, je ne serais pas ici.» Mais quels choix on avait? Aucun autre que de croire à ce qu’on nous disait. À l’écouter, c’était le mieux (et l’unique) pour Lou. Le cœur à l’envers, l’esprit abattu, on a accepté son crayon. C’est à peine une heure plus tard, alors qu’on procédait aux soins de Lou, qu’on a remarqué que son pied était devenu tout bleu. Rapidement, ma mère, qui connaissait les risques effroyables, a avisé le personnel. Ils ont retiré la canule en urgence, se contentant des résultats du brassard lors de la prise de pression… chaque minute. On nous a mentionné que quelques minutes de plus auraient suffi pour que Lou perde sa jambe.
C’était assez. J’avais envie qu’on le laisse, qu’on arrête de le manipuler. Qu’on le laisse être un bébé qui découvre ses mains. Mais elles étaient attachées. Qu’on le laisse pleurer. Mais l’intubation trachéale l’en empêchait. Il pleurait sans son. Les images de sa tristesse silencieuse et ralentie par la sédation me hantent encore. La situation était trop grave. Au fond, on dépendait de ces visites aux 5 minutes, aux soins de chaque minute. Quand la travailleuse sociale nous parlait de l’acceptation de la situation, c’est là où ça prenait tout son sens. Je n’ai jamais accepté aussi difficilement. Et mon fort amoureux - pareil. Pour lui, chaque bisou à son fils branché était une épreuve. Je le comprends.
On me dit souvent que je n’ai pas le droit de culpabiliser, que dans toute cette histoire, on a fait du mieux qu’on pouvait, qu’on a pris des décisions épouvantables au meilleur de nos connaissances, mais c’est plus fort que moi. À refaire, promis que j’aurais insisté pour qu’on se contente du brassard sur sa jambe, lui épargnant une thrombose dans la jambe gauche et des plaies dans les deux bras «avec risque de nécrose». Des hématomes tout au long de ses avant-bras, dessinant les premiers essais d’installation de la canule. Des plaies qui ont nécessité des consultations en plastie pendant les semaines qui ont suivies. Mais c’est plus facile de dire après coup.
Quelques jours plus tard, Lou a eu besoin de nouveaux médicaments non compatibles avec son alimentation par les veines, on a aussi dû lui ouvrir une nouvelle voie. Parce qu’il ne devait plus rester des centaines de choix, il fallait lui apposer un Picc Line (un cathéter veineux central inséré par une veine périphérique du bras - merci pour tes précisions, Google) dans son tout petit membre droit. Ça se faisait en bas, en angiographie. C’est la première fois qu’on le voyait quitter sa chambre. J’ai encore les images bouleversantes en tête : deux inhalothérapeutes, deux préposés, son infirmière et l’équipement roulant fondamental à sa survie - autour de son lit roulant ; les moniteurs, le respirateur, la tour de médicaments & les pousse-seringues, ses sondes et son immense dossier en cartable. Un imposant déménagement pour un nouveau trou dans la peau. Heureusement, ça, du premier coup! Rapidement, on a pu lui administrer, entre autres, un médicament pour l’aider à uriner. Parce qu’il était tellement enflé et oedématié, ses organes tant endormis, l’évacuation des liquides était une priorité.
Tous les soirs, nos familles étaient à nos côtés. Ils apportaient du réconfort en souper, en câlins aussi. J’ai la conviction qu’ils font partie de la réussite de Lou, certes, mais de la nôtre surtout. On est devenu la définition d’être bien entourée. Après chaque fois, on était de retour dans notre grande maison. On le faisait pour Lou, pour être moins fragiles le lendemain. La maison était vide de sens, surtout vide de lui. Chaque soir, on se parlait. Heureusement qu’il était là, mon amoureux. Le seul véritable qui pouvait comprendre ce qu’était de presque-perdre son enfant, chaque jour. Et dans les moments de détresse, j’ai compris qu’on se réconforte où on peut. J’ai développé une tonne de TOC (troubles obsessionnels compulsifs). Mon cerveau affaibli me forçait à faire des choses, de peur que le malheur nous tombe dessus à nouveau et que le fameux téléphone sonne. Celui qui, à chacune de mes douches, devait être positionné debout, à droite de mon lavabo, à l’aide de ma bouteille de démaquillant, pour être certain de bien voir «numéro masqué» si on nous appelait. Et comme ça avait fonctionné lors de la première douche…
Je me suis aussi mise à croire à tous les envois de réconfort de mon entourage silencieux, respectant mon éloignement. Doucement, chaque fois, notre famille nous parlait des délicates prières pour la santé de notre garçon réalisées par nos proches extraordinaires. Grâce à une famille éparpillée sur le globe, tissée serré à celle de celle de l’amoureux, des lampions ont été allumés à Jérusalem, à Marrakech et à Dallas dans la même journée, tous en l’honneur de Lou. C’est incroyable.
Récemment, ma grande tante m’a dit qu’elle imaginait que Lou avait été sauvé par amour aussi. Et moi, j’aime bien croire à sa thèse.
* Les chiffres ont fait partie intégrante de notre aventure aux soins intensifs. Notre état d’esprit vaguait au rythme des indicateurs qui montaient ou descendaient. L’un d’entre eux restera à jamais dans les souvenirs qu’on espère oublier. Quelques jours après, quand la poussière retombait doucement, on nous a expliqué l’unité de son taux d’infection. J’essaie de vous raconter avec mon peu de connaissance, mes semaines d’expérience. Grâce à une prise de sang, on peut évaluer la gravité d’une infection présente dans notre corps (oui, dans le vôtre aussi!). Quand on est en santé, ce marqueur varie entre 0 et 1. À l’acquisition d’un rhume, ce chiffre peut grimper à 30, disons. Ce matin-là, le taux de Lou était à 387. Les héros dans l’histoire de Lou nous ont confié que ces centaines avaient fait frissonner le personnel. Et inutile de vous dire qu’elles ont habité nos pires angoisses.
Par Marjolaine Ferron